Le Père Goriot
by Honoré de Balzac
L’effet de réel
et l’intrusion du narrateur
Balzac est le
maître de la description, il est capable de décrire les détails les plus précis
d’une personne ou d’un lieu au point de le voir. Dans l’incipit du Père Goriot
Balzac a préféré mettre le lecteur en garde en renforçant l’effet de réel : «
Ainsi feriez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche. Vous qui vous
enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-être ceci va-t-il
m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot ; vous dinerez
avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l’auteur, en le
taxant d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah ! Sachez-le : ce drame n’est
ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun
peut-en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être. » (p.12) Le
lecteur réel que nous sommes, doit passer par l’identification au père Goriot
en vivant pleinement l’ensemble des événements lus. Pourtant, il ne doit
nullement oublier qu’il est un lecteur en chair et non un personnage de
papiers. De là, il faut qu’il prenne du recul pour analyser l’ensemble des
relations complexes qui gèrent le roman afin de réécrire sa propre version des
faits. En effet, réécrire ce que ce père a dû faire pour prendre sa vie en main
et pour éviter sa fin tragique.
L’intrusion de
l’auteur au sein de l’incipit de l’œuvre montre son souci de classer son texte dans
le cadre des genres réalistes. Juste après, il commence à préciser la maison,
le lieu, les personnages ainsi que les dates quand cela est nécessaire. Ces
précisions servent l’effet de réel et donnent à l’histoire un aspect
vraisemblable.
La fonction
présentative de l’incipit
L’incipit balzacien joue une fonction
présentative, puisqu’il nous précise lieu et personnages avec leurs moindres
vicissitudes et leurs particularités en donnant au cadre historique son poids
et sa place. Cet incipit met en valeur la pension Vauquer ou la pension
bourgeoise : Maison-Vauquer, Pension bourgeoise des deux sexes et autres, car
cet espace sera la scène sur laquelle les événements les plus importants vont
se dérouler. Balzac présente les actants essentiels et nécessaires à la
dramatisation de son récit. Chaque détail est intéressant et aucune explication
n’est gratuite.
Les
particularités du personnage balzacien
Le père Goriot
Un personnage
bizarre, riche qui passe son temps dans une pension ridicule et qui vit dans
une parcimonie terrible. Un homme mystérieux qui suscite l’intérêt des autres
puisqu’il fait l’objet préféré de leur discussion. Pour Vautrin : « Le père
Goriot carottait sur les rentes après s’y être ruiné. » (p.29) Le père Goriot
est très avare, mais il payait sa pension. « Chacun essayait sur lui sa bonne
ou mauvaise humeur par les plaisanteries ou par des bourrades. » (p.29) Un vieux
qui reçoit des visites désorganisées de la part de deux jolies dames jeunes et
belles dont tout le monde parle, mais qui ne cesse de répéter qu’il s’agit de
ses filles : « Les pensionnaires, occupés à causer dans le salon, purent voir
en elle une jolie blonde, mince de taille, gracieuse, et beaucoup trop
distinguée pour être la fille d’un père Goriot. » (p.30)
Le père Goriot
est un misérable qui vit dans des conditions difficiles, dans une solitude mélancolique
en supportant toutes les plaisanteries des pensionnaires et tous les sacrifices
pour les yeux de ses deux filles. Un personnage porteur de signes. Un
personnage qui présente une situation sociale confuse qui le met en question.
Comme tous les personnages balzaciens, le père Goriot incarne une situation
complexe d’un père négligé par ses filles, qui vit seul dans une pension tout
en pensant à elles et à leur confort. Aussi belles et riches que les pensionnaires
ont du mal à croire qu’il s’agit vraiment de ses filles. Le lecteur est aussi
étonné que les autres. Il est du même avis que les pensionnaires. Il ne peut
croire aux dires d’un vieux seul qui attend la visite des femmes belles et
jeunes et qui les fait passer pour ses filles.
Seuls les
événements qui viendront par la suite peuvent nous révéler la vérité de ces comportements.
Le père Goriot trace le portrait tragique d’un vieux délaissé et méconnu, seul face
à ses tristesses et ses maux à cause des caprices et des besoins matériels
interminables de ses filles. Ces dernières le met dans une situation de malheur
au point de provoquer son déclin final.
Le début de
l’intrigue et le déclenchement des événements
Depuis l’incipit
de l’œuvre, le père Goriot subit une transformation radicale surtout au niveau
physique. Au bout de quelques années, il a changé d’étages ou de chambres au
sein de La pension Vauquer trois fois, afin d’économiser son argent. Personne
ne savait pourquoi ce monsieur change d’endroits et reçoit en même temps de
très belles femmes. Ce qui suscite la curiosité et les interrogations
interminables des pensionnaires et des lecteurs réels que nous sommes, dans la
mesure où nous nous identifions aux pensionnaires, nous nous mettons à la place
du père Goriot et nous donnons libre cours à notre imagination en faisant des hypothèses
de lecture parfois incorrectes, mais utiles pour continuer notre lecture et
vérifier nos pensées et nos réflexions. L’incipit de l’œuvre incarne déjà cette
crise de conscience dont souffre la société française à l’époque. Le cas du
père Goriot en est la preuve, une personne abandonnée, seule, surexploitée par
ses propres filles, mise en dérision par tout le monde. Des jeunes qui se
cherchent dans une grande ville où le pouvoir est donné à l’argent et non à la jeunesse
comme Eugène de Rastignac. Une veuve insensée qui vit sur les économies de ses pensionnaires
et qui ne peut vivre autrement. …
Les
particularités du personnage balzacien
Rastignac
Eugène de
Rastignac, un jeune étudiant qui vient à Paris pour étudier. Fasciné par Paris,
il décide d’entrer dans le monde en entrant dans des projets qui croyait utiles
pour faire carrière à Paris ou pour réussir. Eugène écrit à sa mère pour lui
demander de l’argent. Toute la famille fait de son mieux pour lui envoyer
l’argent dont-il a besoin.
Eugène est un
jeune qui se trouve face à une ville où les apparences font la règle. Un monde des
affaires, des entreprises, des projets…Eugène de Rastignac est l'exemple des
jeunes qui veulent à tous prix trouver une place dans un monde des grands. Il a
compris qu’il faut avoir de l’argent pour affronter ce monde, pour pouvoir le
pénétrer. Les jeunes à l’époque souffraient énormément et doivent désormais
travailler, étudier, chercher à faire carrière, car seuls les riches qui
peuvent avoir toutes les chances de réussite. Rastignac est l’un des pauvres
qui veulent réussir leurs projets dans le monde des grands. Pour lui Paris est
un défi et non un simple endroit où il vient faire ses études. Pour commencer
la réalisation de ses rêves il envoie des lettres à ses proches pour ramasser
les fonds nécessaires à son entreprise.
Les lettres
reçues par Eugène de Rastignac montrent cette capacité de Balzac, de changer de
styles et de présenter les soucis d’une mère ou d’une sœur. Cette insertion des
lettres dans un récit nous informe sur l’état d’âme des personnages, leurs
sentiments, leurs secrets, leurs projets, leurs craintes, leurs rêves et leurs
espérances, leurs situations sociale et économique...Les lettres donnent
également au récit cet effet de réel, cette vie active qui nous pousse, nous
lecteurs réels à croire à cette histoire et sa validité : « Ta lettre est venue
bien à propos, cher frère. Agate et moi nous voulions employer notre argent de
tant de manières différentes, que nous ne savions plus à quel achat nous
résoudre. Tu as fait comme le domestique du roi d’Espagne quand il a renversé
les montres de son maître, tu nous as mises d’accord. Vraiment, nous étions
constamment en querelle pour celui de nos désirs auquel nous donnerions la
préférence, et nous n’avions pas deviné, mon bon Eugène, l’emploi qui comprenait
tous nos désirs…. » (p.83)
Le discours
rapporté donne au récit son aspect réel et lui procure une vérité à part
entière et une vraie vivacité. L’échange verbal entre les personnages nous
pousse à suivre leur intervention, à imaginer leurs conversations comme si nous
faisons partie de leur présence, de leurs idées. Le discours rapporté
généralement relaté par présent de narration nous donne aussi cet aspect
d’actualiser le récit, qui devient dans un certain sens le nôtre. A vrai dire Balzac
emploie ces techniques pour travailler l’aspect réel de son roman et lui donner
une vérité, une vie.
« - Vous aurez de
quoi payer des leçons d’armes et des séances au tir, lui dit cet homme.
-Les galions sont
arrivés, lui dit madame Vauquer en regardant les sacs.
Mademoiselle
Michonneau craignait de jeter les yeux sur l’argent, de peur de montrer sa convoitise.
-Vous avez une
bonne mère, dit madame Couture.
-Monsieur a une
bonne mère, répéta Poiret… » (p.86)
L’évolution des
personnages balzaciens
Eugène de
Rastignac
Eugène de
Rastignac a voulu avoir une place au sein de la société parisienne. Il a
compris qu’il doit chercher un protecteur et soigner sa parure :« Il se permit
des singeries enfantines autant qu’en aurait fait une jeune fille en
s’habillant pour le bal. Il regarda complaisamment sa taille mince, en
déplissant son habit. » (p.117)
Dans ce sens,
Rastignac veut jouer le héros dans un monde des grands en passant par des aventures
ou des affaires de cœurs pour arriver à pénétrer l’un des clans de la société bourgeoise
grâce à une dame riche ou à une maîtresse fortunée. Un jeune étudiant au milieu
de nulle part qui vient à Paris pour faire des études et qui les abandonne pour
faire fortune ou pour réussir autrement. Eugène de Rastignac veut voir si sa
jeunesse va lui servir à quelque chose mais pas à étudier. Ce personnage évolue
au cours de l’histoire et nous étonne chaque fois par ses réflexions et son
audace. Eugène dîne chez Mme. La baronne de Nucingen : l’une des filles de
monsieur Goriot, mais ce dîner se transforme en un jeu d’amour et du hasard où le
jeune doit tout perdre ou tout gagner.
En effet,
Delphine ou Mme. La baronne de Nucingen est une femme malheureuse dont le mariage
était : « La plus horrible des déceptions. » devient la complice d’Eugène. Le
mariage pour la, plupart des femmes à l’époque était un luxe de l’extérieur et
des soucis cruels dans l’âme.
Cela signifie
qu’elles ne sont point heureuses et qu’elles se cherchent souvent dans des relations
libertines hors du mariage, afin qu’elles puissent trouver l’amour perdu.
Rastignac entre
sans le savoir dans un enjeu d’amour et du hasard où il devait jouer pour faire
le bonheur d’une femme si malheureuse parce qu’il avait besoin d’argent. Cette
relation qui commence à se nouer entre Rastignac et la fille du Père Goriot
nous montre une autre réalité de la société française au XIXème siècle, qui ne
se base que sur la trahison, l’adultère et les apparences. Une société qui ne
donne aucune importance aux principes et qui vit dans une comédie féerique où
les apparences cachent des mystères terribles. Des affaires de cœurs insensées,
une envie de s’enrichir de toutes sortes et avec tous les moyens : mariages,
vices, adultères, trahison, vol, exploitation, hypocrisie, corruption…Dans ce
sens, la société devient un enjeu qu’il faut prendre au sérieux pour réussir.
Les nobles ne peuvent plus survivre devant l’invasion économique des bourgeois.
Les jeunes deviennent des arrivistes sans principes qui font le bonheur des
femmes seules ou délaissées par leur maris. Lorsque l’argent devient le seul
souci, les valeurs humaines n’ont plus de places dans une société de leurres et
de duperies.
Balzac dénonce
implicitement une société qui ne tient plus, une société qui se base sur la corruption
et la dépravation. Cela veut dire que Le Père Goriot trace la réalité de la
famille française au XIXème siècle afin d’illustrer son statut, ses souffrances
et ses préoccupations les plus intimes ainsi que son évolution et ses
transformations. Les jeunes devraient se vendre pour vivre. Il fallait qu’ils
consolent les veuves ou les femmes délaissées ou désespérées, qu’ils jouent aux
dandys pour plaire aux imbéciles, pour satisfaire la curiosité des uns ou le ridicule
des autres.
La tragédie du
père Goriot
Un père malade
qui compte ses derniers jours et qui doit régler les problèmes financiers relatifs
à ses deux filles, qui ne viennent le voir que pour demander de l’argent ou lui
raconter leurs problèmes d’argent. Jamais l’une de ses filles n’est venue pour
le voir ou pour un simple désir de savoir de ses nouvelles.
Le vieux ne
supporte plus la situation de voir ses filles malheureuses et ruinées. Il
souffre car il les a mariées à des hommes qui les surexploitent et qui
continuent à abuser d’elles.
Le père Goriot
prend les moindres soucis de ses filles au sérieux et essaye de faire de son mieux
pour améliorer leur situation. Un père dévoué qui se tue pour ses enfants.
Pourtant ses filles ne respectent pas les particularités de leur père âgé ni sa
maladie ; elles ne cessent de se plaindre sans prendre leur responsabilité
vis-à-vis de leur père. Comment un père se donne autant de mal pour ses enfants
et comment les enfants sont si ingrats.
La dimension
tragique de cette situation est due à ce dévouement non partagé, à cette affection
paternelle sans limites qui aille jusqu’à l’autodestruction.
Dans Le Père
Goriot nous remarquons que la relation père /fille est une relation douteuse
qui ne se base pas sur l’affection. Les pensionnaires n’arrivent pas à croire
que le père Goriot, ce veiux abandonné seul a des filles si riches et si
élégantes. En effet, un vieux qui a des filles devait habiter chez l’une de ses
filles au lieu de loger dans une pension. Pourtant, Monsieur Goriot doit payer
sa location comme n’importe lequel : un solitaire qui habite une pension tel un
orphelin.
Lorsque les
filles du père Goriot lui rendaient visite, les pensionnaires croyaient qu’il s’agissait
de ses maîtresses. Tout le monde le prenait pour un libertin qui a perdu son
argent au jeu et aux plaisirs. En réalité, le pauvre père était un homme
honnête et droit qui a donné son argent à ses filles, afin qu’elles vivent
heureuses. Toutefois, les filles après leur mariage ne cessaient de demander
plus d’argent et de mettre toute la responsabilité sur le dos de leurs maris.
Jamais rassasiées, elles demandent encore et encore jusqu’à obliger leur pauvre
père à faire autant d’économie et à donner à ses filles l’argent qui pouvait
lui venir en aide dans ses derniers jours.
Des filles
ingrates, qui adoraient l’argent et ne voyaient en leur père qu’une source inépuisable
de livres et d’écus, une mine d’or qui s’ouvre chaque fois pour satisfaire
leurs faux besoins. Elles qui sont des femmes du monde et qui ont tout pour
vivre heureuses, pour prendre en mains leur situation. De là, la relation
père/fille dans Le Père Goriot est une relation froide, matérielle, loin
d’illustrer cette chaleur familiale dont on a l’habitude.
Le déclin d’un
père
Le père Goriot
fait l’exemple de toute une génération. Un père qui s’est donné pour ses enfants
jusqu’à ses derniers moments. Vers la fin de sa vie, de ses sacrifices, de ses souffrances,
il s’est trouvé seul dans une pension. Malade, mourant, ses filles ne cessent
de gonfler leurs problèmes d’argent, de crier leurs malheur sans penser à ceux
de leur père.
Les pensionnaires ont cru que Monsieur Goriot
va mourir entre les bras de ses filles, qu’elles auront un peu de conscience
pour venir chercher le corps de ce vieux qui s’est sacrifié pour elles jusqu’à
son dernier souffle. Pourtant, ce sont des pauvres étudiants qui habitaient la pension
avec Monsieur Goriot qui ont pris la responsabilité de l’enterrer. Les filles
se contentaient de jeter quelques larmes, un peu de regret et de se retirer
sans se soucier d’un vieux qui faisait tant de soucis pour elles.
La fin tragique
du père montre la fin d’une affaire d’intérêts : lorsque l’amour d’un père ne
vaut plus rien pour ses propres enfants et lorsque ses derniers deviennent des
simples vampires, il n’est plus question de parler une relation familiale ou
d’un devoir paternel ou infantile mais d’un drame tel que le drame du Père
Goriot que nous pouvons rencontrer facilement dans le visage d’une mère ou d’un
père abandonné par ses enfants.